Alors que le travail indépendant est de plus en plus prisé, l’ubérisation se déploie à grande échelle, provoquant débats et inquiétudes. À travers les plateformes numériques, une nouvelle forme de précarité s’installe, remettant en question les fondements du droit du travail et les protections sociales. Mais derrière ce modèle se cache-t-il une véritable innovation sociale ou une dérive dangereuse pour les travailleurs ?
Un modèle économique remis en question
Dans son ouvrage Face à Uber (Fayard), paru le 9 octobre, Danielle Simonnet, députée de la 15e circonscription de Paris, dénonce les dangers de l’ubérisation sur le droit du travail. Ce modèle, qui repose sur la sous-traitance et le non-respect des protections sociales, s’est fortement développé ces dernières années, notamment sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, comme le révélaient les Uber Files en juillet 2022.

Simonnet alerte sur la précarisation massive engendrée par ces plateformes, qui cassent le Code du travail et privent les travailleurs de protections fondamentales. Elle compare ce phénomène à la fable de la grenouille : « Face à l’ubérisation, j’ai un peu peur du bain qui chauffe lentement. »
Un danger pour l’économie et la société
L’étendue de l’ubérisation ne se limite pas aux chauffeurs VTC et aux livreurs à vélo. Une note du ministère du Travail datant de 2019, obtenue lors de la commission d’enquête parlementaire, révèle que l’ubérisation s’est infiltrée dans des secteurs aussi variés que l’aviation, le BTP, les services funéraires ou encore l’aide à la personne.
Simonnet dénonce une inaction volontaire du gouvernement, qui aurait choisi de protéger les plateformes plutôt que d’appliquer la loi. Elle a déposé une proposition de loi visant à transcrire dans le droit français la présomption de salariat adoptée au Parlement européen. »Les plateformes de l’ubérisation font de l’inégalité une stratégie de développement. » – Danielle Simonnet
Une plateforme présentée comme sociale
Lulu dans ma rue, plateforme d’insertion sous statut d’autoentrepreneur, se développe dans plusieurs villes françaises avec un important soutien financier public. Son fondateur, Charles-Édouard Vincent, revendique un modèle à impact social inspiré de l’expérience Emmaüs Défi. Toutefois, ce modèle suscite une vive opposition, notamment de la part des élus écologistes et communistes du Conseil de Paris.
La municipalité a accordé un financement pouvant aller jusqu’à 3,5 millions d’euros sur trois ans pour l’accompagnement de travailleurs en difficulté. Cependant, les chiffres montrent que seulement 787 microentreprises ont été créées en sept ans, soit une quinzaine par kiosque et par an. Les critiques dénoncent une inefficacité coûteuse et une dépendance à l’argent public.
Une précarité institutionnalisée
Contrairement aux structures d’insertion traditionnelles, Lulu dans ma rue fonctionne comme une SAS, avec des investisseurs tels que JCDecaux, la Société Générale et Carrefour. La plateforme prélève jusqu’à 25 % de commission sur chaque prestation et dépend à 60 % de financements publics.
Ce modèle suscite de nombreuses questions, notamment sur la pertinence de l’autoentrepreneuriat pour des personnes en insertion. En effet, ce statut ne donne pas accès au chômage, aux congés payés ni à une protection sociale digne de ce nom. Les travailleurs, comme Gaelane et Samuel, témoignent de la difficulté à sortir de la précarité, malgré un « accompagnement sur-mesure » promis par la plateforme. »Ubériser l’insertion, c’est une attaque contre le salariat. » – Raphaëlle Primet, élue PCF
Une évolution du travail indépendant
En parallèle des critiques sur l’ubérisation, une autre réalité du travail indépendant se développe. Selon l’étude Freelancing in Europe de la plateforme Malt, 90 % des freelances interrogés ne souhaitent pas retourner vers un emploi salarié à temps plein.

Le freelancing ne se résume plus à un choix par défaut, mais bien à une volonté de maîtriser sa carrière et ses conditions de travail. Les entreprises y trouvent aussi leur compte, appréciant la flexibilité et l’expertise des indépendants. Cette dynamique transforme le marché du travail et bouscule les modèles traditionnels du salariat.
Une liberté encadrée ?
Cependant, tous les freelances ne sont pas logés à la même enseigne. Certains secteurs, comme la tech ou la communication, offrent des opportunités lucratives, tandis que d’autres, comme la livraison ou le transport, restent dominés par des plateformes aux pratiques controversées.
L’enjeu pour l’avenir sera donc de définir des cadres protecteurs permettant à chacun de choisir librement son mode de travail, sans subir de précarisation forcée.
Le futur du travail pourrait se jouer dans la manière dont nous répondrons à cette nouvelle forme d’organisation.
Léo Guerin
– Hamladji Samir. Freelance : un choix de carrière affirmé et très porteur. Les Echos.fr, 27/03/2024.
– Kristanadjaja Gurvan. “L’ubérisation est un suicide social collectif”. Libération,22/09/24.
– Marissal Pierric. “L’insertion par l’ubérisation, une idée complètement à la rue”. L’Humanité, 5/10/2023.
photographie : https://www.rtbf.be/article/dans-la-peau-d-un-livreur-uber-eats-la-face-cachee-du-service-de-livraison-de-repas-11155741
photographie : https://www.orientation-pour-tous.fr/actualites/article/parcoursup-comment-poursuivre-son-projet-de-formation-en-apprentissage-apres-la